Dictionnaire amoureux de la France - [58]

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Mondial 98

Un écran géant avait été installé dans la salle des fêtes municipale où nous étions ce soir-là plus nombreux que le village ne compte d’électeurs. Partout en France des projections étaient organisées sur des places publiques. Partout on parlait des Bleus, même ceux qui ignoraient jusqu’aux rudiments du football. Il y avait de l’électricité dans l’air de ce début d’été 1998 — un mélange d’excitation, d’appréhension et de fraternité à l’état d’ébauche. Dans les bars, les gens se souriaient sans se connaître comme pour s’encourager. On va gagner ? On peut gagner. On doit gagner.

On ? Les Bleus de Jacquet, l’équipe de France qui allait disputer au Stade de France le match capital de la compétition la plus populaire de la planète : la finale du Mondial de football. C’est le sport le plus universel, la « dernière religion universelle avec le rock », selon l’écrivain Pol Vandromme. Pour la première fois depuis 1938, la France organisait cet événement. Soixante ans auparavant, l’Italie de Mussolini avait remporté l’épreuve et les joueurs de la « squadra » avaient fait le salut fasciste au parc des Princes. Déjà le sport de haute compétition prenait dans l’imaginaire collectif une importance telle que les politiques ne pouvaient pas l’occulter. Deux ans auparavant, Hitler avait présidé les jeux Olympiques de Berlin, vitupérant avec haine les trois médailles d’or du Noir américain Jess Owens.

Justement, il y avait plusieurs Noirs parmi les onze Bleus qui allaient affronter la nation la plus magique du football mondial : le Brésil du roi Pelé, cinq victoires dans la compétition. Il y avait aussi deux Arméniens, un Arabe, et non le moindre : Zinedine Zidane, considéré comme le meilleur joueur mondial. La France découvrait que « son » équipe reflétait une sociologie inédite, où les banlieues des rappeurs qui faisaient peur avaient soudain le beau rôle. On disait les « Blacks-Blancs-Beurs » pour qualifier le cocktail ethnique des Bleus. Je me méfiais de l’appellation, je la trouvais racoleuse. En même temps j’appréciais l’aubaine d’une trêve des rancœurs. Car elles couvaient dans les cités, nul ne pouvait l’ignorer. Le chômage sévissait, l’activisme islamique menaçait, une violence endémique laissait à penser que l’intégration des immigrés n’irait pas de soi. Surtout les jeunes. Si somptueux fût-il, l’arbre Zidane cachait malaisément la forêt des échecs scolaires, des ados dealers, des prêches salafistes et des « tournantes » dans les caves.

J’avais assisté à deux matchs au Stade de France. Le premier, en phase qualificative, opposait les Bleus à l’Arabie Saoudite. J’ai entendu un titi encourager Zidane en ces termes : « Vas-y, Zizou, renvoie-moi ces Bédouins sur leurs chameaux. » Toute l’ambiguïté des sentiments populaires était dans ce propos naïf : l’Arabe, on n’aime pas trop, mais Zidane, c’est notre idole. L’accent marseillais de l’intéressé accréditait l’équivoque. L’autre match, en quart de finale, avait permis aux Bleus d’éliminer l’Italie aux tirs au but. Puis j’étais rentré dans mon village, et j’avais vu sur l’écran géant les Bleus battre la Croatie en demi-finale, dans une ambiance dont l’euphorie me surprenait car chez nous les gens ne sont pas expansifs.

Nous allions donc affronter le Brésil de Ronaldo, l’autre grande star de ce Mondial. Mon premier souvenir de Coupe du Monde, c’était déjà un France-Brésil, en 1958. Pelé avait dix-huit ans, il rayonnait déjà, il s’envolait même dans le ciel de la légende. Fontaine avait marqué le premier but mais Jonquet s’était fracturé une jambe et en ce temps-là on ne remplaçait pas les blessés. Privée de son défenseur central, l’équipe de France avait perdu par 5 buts à 2. Son ossature était rémoise et son ténor s’appelait Kopa, le prince du dribble court. Je jouais au foot dans l’équipe de mon école et je connaissais par cœur la composition de toutes les équipes du championnat de France, la couleur des maillots. Je collectionnais les photos des joueurs offertes en prime dans les tablettes de chocolat Cémoi. Ou Menier, je ne me souviens plus. Le dimanche, j’allais au parc des Princes en autobus (ligne 62) voir le Racing de Marche et d’Ujlaki affronter des villes que le championnat a fait connaître à toute la France : Sochaux (maillot jaune), Sedan (maillot vert). Ma première géographie enchantée, c’est le foot qui me l’a bâtie à deux niveaux : la carte de France des clubs pros et une mappemonde où s’inscrivaient des stades fabuleux, celui du Real, de la Juve, d’Arsenal, du Bayern et surtout de Santos, le club de Pelé. Comme des dizaines de millions de gamins, le foot aura éveillé dans ma petite caboche un songe où s’emmêlaient dans une religiosité barbare les fascinations de l’exotisme et les relents de l’épopée. À dix ans je voulais être Kopa ou Di Stefano. Plus tard j’ai connu la géographie du rugby, qui n’est pas un sport universel, je l’ai aimée d’un autre amour. Mais j’aime le foot, il m’a offert des extases mémorables à La Meinau, à Louis-II, à Lescure, dans le « chaudron » de Geoffroy-Guichard où selon les saisons j’ai vu des Verts glorieux ou pitoyables. Je dois à ma culture footballistique cette commodité non négligeable : partout dans le monde, au bistrot comme dans un salon mondain, on use de ce plus petit dénominateur commun comme d’un sésame pour ébaucher une conversation, il suffit de posséder les mots de passe et les références historiques. Tel est mon cas. En outre j’ai été licencié pendant plus de quarante ans et il m’en a coûté de raccrocher les crampons.


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