Dich stört nicht im Innern
Zu lebendiger Zeit
Unnützes Erinnern
Und vergeblicher Streit.
Goethe.
…Je quittai la Russie au milieu d'un hiver froid, neigeux, par une petite route de traverse, peu fréquentée et qui ne sert qu'à relier le gouvernement de Pskov à la Livonie. Ces deux contrées qui se touchent, ayant peu de rapports entre elles, éloignées de toute influence extérieure, offrent un contraste qui ne se présente nulle autre part avec tant de nudité, nous dirions même, avec tant d'exagération.
C'est un défrichement à côté d'un enterrement, c'est la veille touchant le lendemain, c'est une germination pénible et une agonie difficile. D'un côté tout sent la chaux, rien n'est terminé, rien n'est encore habitable, partout des bois de construction, des murs nus; de l'autre, tout sent le moisi, tout tombe en ruines, tout devient inhabitable, partout fentes, débris et décombres.
Entre les bois de sapin saupoudrés de neige, dans de grandes plaines, apparaissaient les petits villages russes; ils se détachaient brusquement sur un fond d'une blancheur éblouissante. L'aspect de ces pauvres communes rurales a quelque chose de profondément touchant pour moi. Les maisonnettes se pressent l'une l'autre, aimant mieux brûler ensemble que de s'éparpiller. Les champs sans haies ni clôtures, se perdent dans un lointain infini derrière les maisons. La petite cabane pour l'individu, pour la famille; la terre à tout le monde, à la commune.
Le paysan qui habite ces maisonnettes est resté dans le même état où les armées nomades de Tchinguis-Khan le surprirent. Les événements des derniers siècles ont passé au-dessus de sa tête, sans même éveiller son insouciance. C'est une existence intermédiaire entre la géologie et l'histoire, c'est une formation, qui a un caractère, une manière d'être, une physiologie – mais non une biographie. Le paysan rebâtit, au bout de deux ou trois générations, sa maisonnette en bois de sapin, qui dépérit peu à peu, sans laisser plus de traces que le paysan lui-même.
Parlez-lui cependant, et vous verrez de suite si c'est le déclin ou l'enfance, la barbarie qui suit la mort ou la barbarie qui précède la vie. Mais d'abord parlez-lui sa langue, rassurez-le, montrez-lui que vous n'êtes pas son ennemi. Je suis bien loin de blâmer la crainte du paysan russe à l'endroit de l'homme civilisé. L'homme civilisé qu'il voit est ou son seigneur, ou un employé du gouvernement. Eh bien, le paysan se méfie de lui, le regarde d'un œil sombre, le salue profondément et s'éloigne de lui, mais il ne l'estime pas. Il ne craint pas en lui une nature supérieure, mais une force majeure. Il est vaincu, mais il n'est point laquais. Sa langue rude, démocratique et patriarcale, n'a pas reçu l'éducation des antichambres. Ses traits d'une beauté mâle ont résisté au double servage du tzar et du seigneur. Le paysan de la Grande et de la Petite Russie a un esprit très délié et cette vivacité presque méridionale qu'on s'étonne de trouver au Nord. Il parle bien et beaucoup; l'habitude d'être toujours avec ses voisins l'a rendu communicatif.
…Arrivés à l'un des derniers relais russes, nous attendions les chevaux de poste dans une petite pièce, chauffée comme une serre. La femme du maître de poste, sale, malpeignée et criarde, nous forçait de prendre du thé. Fatigué de contempler une gravure – très intéressante – qui ornait le mur au-dessus d'un sopha en cuir, je fus enchanté d'entendre du bruit devant la maison.
Pourtant, avant de quitter la gravure, j'en dois faire connaître le sujet, qui est très caractéristique. Apparemment elle appartenait aux temps qui suivirent le règne de Pierre Ier. C'était lui, assis devant une table couverte de mets et de flacons. Le prince Ménchikoff, s'inclinant profondément, lui présentait et lui offrait une jeune personne – la future impératrice Catherine I-re. L'inscription disait: «Le bon sujet cède ce qu'il a de plus précieux à son Tzar bien-aimé».
Je me repens encore aujourd'hui de n'avoir pas acheté cette gravure…
Je sortis pour m'enquérir de ce qui excitait le tumulte. Un officier se démenait devant un groupe de yamchiks (postillons), injuriant tout le monde, criant à tue-tête. Les yamchiks le regardaient faire avec cette ironique impassibilité, qui est le propre des paysans russes. Derrière l'officier se tenait le maître de poste, fortement aviné; il criait aussi, mais en même temps il faisait, des yeux, des signes d'intelligence aux paysans.
– Où est le starost? où est le starost? – criait l'officier écumant de rage.
– Où est le starost?… – répétaient quelques paysans avec une tranquillité apathique, qui ferait endiabler un saint. – Mais voilà que le starost n'y est pas, – trois hommes sont allés le chercher. – Au cabaret, il n'y est pas, chez sa marraine, non plus. – Où peut-il être le starost? C'est étonnant.
Il était certain que le starost était présent, qu'il était là, dans le groupe.